Au fil des vagues
C’était il y a bien longtemps.
Quand ? Comment le saurais-je, moi qui ne suis plus qu’une image sur l’écran d’un ordinateur, moi qui ne suis plus qu’un fantôme dans la mémoire des marins qui m’ont aimé, moi le bateau que l’océan n’a pas englouti, moi le bateau mort, le chalutier que les hommes ont détruit.
J’ai vu bien des épaves, carcasses oubliées au fond de vieux ports et j’imaginais une autre fin, un repos paisible quelque part sur un fond sableux, loin sous les vagues que j’avais tant combattu. Une autre fin comme une nouvelle vie, refuge pour les poissons venant de naître après avoir été celui des marins apeurés pris dans les formidables tempêtes qu’il me fallait vaincre à tout prix.
Un matin, juste avant le lever du soleil, ils m’ont arraché à la mer et déposé sur une immense remorque. Ils avaient écrit « Convoi Exceptionnel ». J’ai quitté le port et terminé l’étrange voyage sur un parking, auprès d’un engin de chantier qui s’est jeté sur ma vieille coque jusqu’à la réduire à presque rien. Puis une route, un incinérateur et la seule chose dont je me rappelle c’est qu’il n’y avait personne pour danser ou pleurer autour du brasier.
Je me souviens des charpentiers de marine qui m’ont donné le jour, du bruit des haches et des scies qui façonnaient ma coque, de la fête donnée en mon honneur lorsque ma proue a touché la mer pour la première fois, du grondement des treuils qui remontaient le lourd chalut, du retour au port, le soir, des escadrilles de goélands chapardeurs saluant mes départs et mes arrivées. La mer c’était mon métier.
J’imaginais une autre histoire…J’avais vu partir Rose du Sud, Jacana, Cénacle et tant d’autres, mais moi le Nominoé, prince légendaire de la mythologie bretonne, j’avais espéré une autre destinée. Mon temps était passé, trop petit, trop vieux et dans mon rêve secret, il n’y avait pas les crocs d’acier de la pelleteuse …
J’imaginais, j’espérais, je rêvais…Et depuis le paradis des bateaux où je repose désormais, je regarde le port qui s’éteint doucement, inéluctablement, rongé par les temps qui changent, les incertitudes, et je me demande ce que vont devenir les hommes lorsque les bateaux seront partis. Tristesse. Oui, parfois mon âme - car les bateaux aussi ont une âme – s’imprègne du gris sombre des nuages annonciateurs de tempête lorsque de la haut, mon regard s’attarde sur le quai de l’oubli.
Près du quai nord Loreleï manœuvre, demain An Gwenodenn partira en fumée… Un de plus !
09/2009